Chapitre 14 :
Comment je m’efforçai en vain d’expliquer la nature de Flatland.

Dans le chapitre précédent...

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« Vient alors le jour tant attendu où, pendant que retentit dans l’univers entier le Chœur du Mariage, les trois Amants séparés se trouvent brusquement en harmonie totale ; et, avant même d’en avoir pris conscience, le Trio est plongé dans le ravissement vocal d’une triple étreinte ; après quoi la Nature n’a plus qu’à célébrer dans la joie les épousailles et trois naissances de plus. »

Comment je m’efforçai en vain d’expliquer la nature de Flatland.

Jugeant qu’il était grand temps d’arracher le Monarque à son extase pour le ramener au niveau du sens commun, je résolus de chercher à lui dessiller les yeux et à lui donner quelques aperçus de la vérité, c’est-à-dire de la nature des choses à Flatland. Je commençai en ces termes : « Comment votre Altesse Royale distingue-t-elle la forme et la position de ses sujets ? Pour ma part, j’ai observé par le sens de la vue, avant d’entrer dans votre Royaume, que certains individus étaient des Lignes, d’autres des Points, que, parmi ces Lignes, quelques-unes étaient plus grandes… » « Ce que vous me dites là est impossible », coupa le Roi ; « sans doute avez-vous eu une vision ; car il n’est pas dans la nature des choses, comme chacun sait, que le sens de la vue soit à même de détecter la différence qui existe entre une Ligne et un Point ; mais le sens de l’ouïe en est capable, lui, et il permet, par exemple, de prendre exactement ma mesure. Regardez-moi… Je suis une Ligne, la plus longue du Royaume, plus de six pouces d’Espace… » « De Longueur », hasardai-je. « Être stupide », me dit-il, « l’Espace, c’est la Longueur. Interrompez-moi encore et je me tais. »

Je lui présentai mes excuses, mais il reprit avec dédain : « Puisque vous êtes insensible au raisonnement, vous allez entendre de vos propres oreilles comment, grâce à mes deux voix, je révèle ma forme à mes deux Épouses, qui se trouvent en ce moment à six mille miles soixante-dix yards deux pieds huit pouces de distance, l’une au Nord, l’autre au Sud. Écoutez, je les appelle. »

Il pépia et poursuivit avec complaisance :

« En entendant le son d’une de mes voix, suivie de près par l’autre, et en percevant que la seconde les atteint après un intervalle de temps au cours duquel le son peut parcourir 6,457 pouces, mes épouses en déduisent que l’une de mes bouches est à 6,457 pouces de plus que l’autre de l’endroit où elles se trouvent et que, par conséquent, je mesure 6,457 pouces. Mais n’allez pas croire qu’elles font ce calcul chaque fois qu’elles entendent mes deux voix. Elles l’ont fait une fois pour toutes avant notre mariage. Elles pourraient, toutefois, l’effectuer à tout moment. Et je peux, moi aussi, de la même manière, évaluer la forme de tous mes sujets Mâles par le sens de l’ouïe. »

« Mais », dis-je, « s’il arrivait qu’un Homme se fît passer pour une Femme en déguisant l’une de ces deux voix, ou encore modifiât sa voix Sud de telle sorte que l’on ne pût la reconnaître comme étant l’écho de sa voix Nord ? Ce genre d’imposture ne provoquerait-il pas de graves ennuis ? Et ne vous est-il pas possible de l’éviter en ordonnant à vos sujets de se toucher les uns les autres ? » C’était évidemment une question tout à fait stupide, car le toucher n’aurait pas rempli le but désiré ; mais je la posai dans le dessein d’irriter le Monarque, et j’y réussis parfaitement.

« Quoi ! » s’écria-t-il avec horreur. « Expliquez le sens de vos paroles ! » « De se toucher », répétai-je, « de se sentir, d’entrer en contact avec les autres. » « Si, dit le Roi, « vous entendez par toucher le fait de s’approcher d’un individu au point de ne laisser aucun espace entre lui et vous, sachez, Étranger, qu’il s’agit là d’un crime passible de mort dans mon royaume. Et la raison en est évidente. La forme fragile de la Femme, qui pourrait être écrasée au cours de cette opération, doit être préservée par l’État ; mais puisque le sens de la vue ne permet pas de distinguer les Femmes des Hommes, la Loi interdit à tous de réduire à néant l’espace qui sépare celui qui approche de celui qui est approché.

« Et d’ailleurs, à quoi servirait cette activité illégale et contraire aux lois de la Nature que vous appelez le toucher, puisque le sens de l’ouïe remplit à la fois plus facilement et avec plus de précision tous les buts de cette opération grossière et brutale ? Quant au risque d’imposture dont vous me parliez tout à l’heure, il n’existe pas : car la Voix, étant l’essence même de l’Être, ne peut se modifier à volonté. Mais supposons que j’aie le pouvoir de passer à travers les objets solides, et que je puisse pénétrer tous mes sujets, les uns après les autres, fussent-ils au nombre d’un milliard, en vérifiant leurs dimensions respectives et la distance qui les sépare les uns des autres par le sens du toucher combien de temps et d’énergie me ferait gaspiller cette méthode imprécise et malaisée ! Alors qu’un instant d’attention me permet de recenser, pour ainsi dire, sur le plan général et statistique, la situation, l’état physique, mental et spirituel de tous les êtres qui vivent à Lineland. Oyez, oyez donc ! »

Sur ces mots il se tut et écouta, comme en extase, un bruit qui me parut à peine supérieur aux stridulations minuscules d’une immense assemblée de sauterelles lilliputiennes.

« Certes », répondis-je, « l’acuité de votre ouïe vous est très utile et compense un grand nombre de vos déficiences. Mais permettez-moi de vous dire qu’au Pays de la Ligne la vie doit être bien monotone. Ne jamais voir qu’un Point ! N’être pas même capable de contempler une Ligne Droite ! Que dis-je ! Ne pas même savoir ce qu’est une Ligne Droite ! Avoir des yeux et cependant être privé de ces spectacles linéaires qui nous sont libéralement dispensés à nous, habitants de Flatland ! Mieux vaut sûrement ne pas posséder du tout le sens de la vue qu’en faire un si piètre usage ! Je vous accorde que mon ouïe n’égale pas la vôtre en acuité ; car le concert universel de votre Royaume, qui vous donne un plaisir si intense, n’est pour moi qu’un babil ou un pépiement multiple. Mais du moins puis-je distinguer de vue un Point d’une Ligne. Permettez-moi de vous le prouver. Juste avant d’entrer dans votre Royaume, je vous ai vu danser de gauche à droite, puis de droite à gauche, suivi d’un côté par Sept Hommes et une Femme, de l’autre par Huit Hommes et Deux Femmes. N’est-ce pas exact ? »

« Si », dit le Roi, « du moins en ce qui concerne les nombres et la répartition des sexes, quoique j’ignore ce que vous entendez par « droite » et « gauche ». Mais je nie que vous ayez vu ces choses. Car comment pourriez-vous voir la Ligne, c’est-à-dire les entrailles d’un Homme ? Il faut, soit qu’on vous les ait révélées, soit que vous les ayez vues en rêve. Et laissez-moi vous demander ce que vous désignez par ces mots de « gauche » et de « droite ». Je suppose que c’est votre façon de dire « vers le Nord » et « vers le Sud ».

« Pas du tout », répliquai-je. « Outre votre mouvement vers le Nord et vers le Sud, il en existe un autre de droite à gauche et vice-versa. »

Le Roi. Montrez-moi, je vous prie, ce mouvement de gauche à droite.

Moi. Cela m’est impossible, à moins que vous ne sortiez complètement de votre Ligne.

Le Roi. Sortir de ma Ligne ? Vous voulez dire de mon monde ? de l’Espace ?

Moi. Eh bien, oui. De votre Monde. De votre Espace. Car votre Espace n’est pas le véritable Espace. Le véritable Espace est une Surface Plane ; le vôtre n’est qu’une Ligne.

Le Roi. Si vous ne pouvez pas m’indiquer ce qu’est Ce mouvement de gauche à droite en l’effectuant vous-même, alors décrivez-le-moi en paroles.

Moi. Si vous ne savez pas distinguer votre côté droit de votre côté gauche, mes paroles n’auront, je le crains, aucune signification pour vous. Mais vous ne pouvez pas ignorer une notion aussi élémentaire.

Le Roi. Je ne vous suis pas du tout.

Moi. Hélas ! Comment me faire comprendre ? Quand vous avancez droit devant vous, ne vous vient-il jamais à l’esprit que vous pourriez vous mouvoir dans un autre sens, par exemple tourner votre œil de telle manière qu’il regarde dans la direction vers laquelle votre côté est actuellement dirigé ? Autrement dit, au lieu d’avancer ou de reculer toujours dans le sens d’une de vos extrémités, n’éprouvez-vous pas le désir de vous déplacer, pour ainsi dire, dans le sens de votre côté ?

Le Roi. Jamais. Et que signifie cela ? Comment les entrailles d’un homme pourraient-elles être orientées dans une direction quelconque ? Comment pourrait-on se mouvoir dans le sens de ses entrailles ?

Moi. Bon. Puisque les paroles ne suffisent pas, je vais essayer des actes et sortir progressivement de votre Pays en me mouvant dans la direction que je désire vous indiquer.

Sur ces mots, j’entrepris de quitter lentement Lineland. Tant qu’une partie de mon corps demeura dans son domaine et visible à ses yeux, le Roi ne cessa de crier : « Je vous vois, je vous vois encore ; vous ne bougez pas. » Mais dès que je fus enfin tout à fait sorti de sa Ligne, il s’exclama de sa voix la plus perçante « Elle a disparu ; elle est morte. » « Je ne suis pas mort », répliquai-je. « J’ai seulement quitté le Pays de la Ligne, c’est-à-dire la Ligne Droite que vous appelez Espace, et je me trouve dans le véritable Espace, d’où je puis voir les choses telles qu’elles sont en réalité. Ainsi, en ce moment, je vois votre Ligne, ou côté… ou vos entrailles, comme vous avez coutume de dire ; je vois aussi, au Sud et au Nord de votre personne, des Hommes et des Femmes que je vais à présent énumérer en décrivant leurs positions respectives, leurs dimensions et l’intervalle qui les sépare. »

Après m’être longuement livré à cet exercice, je m’écriai d’un ton triomphant : « Êtes-vous enfin convaincu ? » Et je réintégrai le Pays de la Ligne, où je repris la même position qu’auparavant.

Mais le Monarque rétorqua : « Si vous étiez un Homme sensé – quoique, ne possédant apparemment qu’une seule voix, vous seriez sans doute non pas un Homme, mais une Femme – bref, si vous aviez le moindre atome de bon sens, vous céderiez à la raison. Vous me demandez de croire qu’il existe une autre Ligne en dehors de celle que mes sens m’indiquent, et un autre mouvement en dehors de celui dont je suis quotidiennement conscient. Je vous demande en retour de me décrire en paroles ou de me montrer cette autre Ligne dont vous me parlez. Au lieu de vous mouvoir, vous vous bornez, par quelque stratagème magique, à disparaître et à reparaître devant mes yeux ; au lieu de m’exposer clairement la nature de votre nouveau monde, vous vous contentez de me donner le nombre et les dimensions d’une quarantaine de mes courtisans, tous détails connus de n’importe quel petit enfant dans ma capitale. Peut-on concevoir attitude plus déraisonnable et plus audacieuse ? Reconnaissez votre folie ou quittez mon royaume. »

Furieux de sa perversité, et surtout indigné de l’entendre mettre mon sexe en doute, je rétorquai sans mâcher mes mots : « Être dépourvu d’intelligence ! Vous vous croyez parfait, alors que votre imperfection n’a d’égale que votre imbécillité ! Vous prétendez voir, alors que toute votre perspective se réduit à un point ! Vous vous targuez de pouvoir inférer l’existence d’une Ligne Droite ; mais moi, je suis capable de voir une Ligne Droite, et d’en inférer l’existence d’Angles, de Triangles, de Carrés, de Pentagones, d’Hexagones et même de Cercles. Pourquoi gaspiller plus de temps en paroles ? Sachez que je suis l’achèvement de votre Être incomplet, et voilà tout. Vous êtes une Ligne, mais moi, je suis la Ligne des Lignes, et l’on me nomme Carré dans mon pays ; et quoique je vous sois infiniment supérieur, je suis pourtant bien peu de chose auprès des grands nobles du Plat Pays, d’où je suis venu vous visiter, dans l’espoir d’éclairer votre ignorance. »

En entendant ces mots, le Roi piqua droit sur moi avec un cri menaçant, comme pour me transpercer en pleine diagonale ; et, au même instant, ses myriades de sujets poussèrent un cri de guerre multiple, dont la véhémence augmenta au point que je crus entendre le vacarme de cent mille Isocèles rangés en ligne de bataille et l’artillerie de mille Pentagones. Cloué sur place par la surprise, je ne pouvais ni parler ni bouger pour échapper au sort qui me menaçait ; et le bruit augmentait encore, le Roi se rapprochait lorsque la cloche du petit déjeuner, en m’éveillant, me rappela aux réalités du Plat Pays.

Dans le chapitre prochain...

Des rêves, je passe à la réalité.

C’était le dernier jour de la 1999e année de notre ère. Le clapotis de la pluie avait depuis longtemps annoncé le crépuscule ; assis à côté de ma femme, je réflé-chissais aux événements du passé et aux perspectives de l’année, du siècle, du Millénaire à venir.

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